Petit traité de l’indignation à l’usage de mes amis – partie 1 – Le sénégalais est méchant

Il y a une dizaine de jours peut-être plus ou peut-être moins, j’ai vu apparaître sur TikTok l’interview de Pape Cheikh Diallo avec Awa Baldé.

Je connais le premier depuis des années et n’entraperçois la deuxième qu’à travers TikTok.

Disclaimer : je n’ai pas regardé l’émission en entier, mais TikTok est spécialiste des découpes et des republications. Ce sera un sujet pour un autre jour.

Les extraits m’ont touchée. La voir flancher et tomber sous l’œil des caméras aussi. Ces extraits ont suffi pour moi. Je sais que je ne pourrai pas regarder l’émission en entier.

J’ai refermé l’application, poursuivi ma vie sans que le goût amer dans ma gorge puisse partir.

Et puis à force, le goût remonte parce que oui, l’interview sort finalement, ça fait du bruit. Ça se gargarise, ça en parle, ça fait débat. D’une plateforme à une autre, d’une publication à une autre, d’un extrait à un autre. Toujours de mur en mur et de commentaire en commentaire.

Mais mais mais parce qu’il y a un gros mais et c’est ça mon propos.

Tous les posts et/ou commentaires que j’ai pu voir ou lire disent la même chose peu ou prou : « le Sénégalais est méchant », « le Sénégalais aime faire du mal », « le Sénégalais aime voir les autres par terre », « ils te bouffent cru, te mangent vivant », « c’est lui qui te tue et qui vient pleurer sur ta tombe ». Chacun y va de son commentaire et de son indignation. En lisant tout cela, la question qui me vient et qui ne me quitte pas est celle-ci : De quel Sénégalais parle-t-on ?

Parce que je ne vois nulle part un Sénégalais s’attaquer à elle depuis la sortie de l’interview. C’est bizarre. Soit ce Sénégalais n’existe pas, soit nous ne regardons pas au bon endroit.

Nous préférons regarder partout ailleurs sauf là où l’on devrait.

Et si nous regardions pour une fois en nous ?

Parce que ce comportement que vous stigmatisez dans vos posts et prises de parole sur le sujet et que vous pointez chez les autres est en chacun de nous. Si vous ne l’avez jamais harcelée, si vous n’avez jamais colporté de ragots, vous avez écouté un ragot sur elle et n’avez pas levé le petit doigt pour que l’acharnement ou le harcèlement qu’elle subit s’arrête.

Nous sommes prompts à nous indigner, ce que nous faisons moins bien c’est nous regarder dans la glace. Cet emoji qui rigole que nous laissons sur des posts ou des vidéos problématiques, ce like que nous minimisons, ce comportement général que nous avons face à la détresse d’autrui fait le lit de ce que nous revenons fustiger plus tard quand ça pète.

Mais surtout, ce harcèlement-là n’est pas neutre. Il ne touche pas tout le monde de la même manière. Il a ses cibles préférées : des femmes jeunes, visibles. Des femmes perçues comme « trop », trop libres, trop présentes, trop maquillées, trop populaires, trop rien du tout. Et en général, elles ne sont pas riches. Ni élites, ni protégées. Elles deviennent ainsi les cibles idéales de notre propre misère sociale : on projette sur elles notre colère, notre mal-être, notre envie, notre frustration.

C’est là que la violence opère. Dans ce triangle infernal : jeunesse, féminité, autonomie visible. Si tu es une femme dans ce pays et que tu oses exister publiquement hors des codes habituels — tu vas payer.

Et puis il y a l’outil. Parce que TikTok n’est pas neutre non plus. Il fabrique des boucles. Il choisit ce qui doit exploser. Il récompense le buzz. Et dans notre coin du monde, ce buzz a très souvent un nom : le scandale. La vidéo ne devient virale que si elle gêne, choque, fait rire aux dépens de quelqu’un. Et il faut bien que quelqu’un paie le prix.

Mais TikTok ne fait pas tout seul. Il co-crée avec nous. Son algorithme ne devine pas. Il apprend. Il enregistre ce que tu regardes, ce que tu likes, ce sur quoi tu t’arrêtes. Et il te le ressert, encore et encore, parce que c’est ce que tu as montré vouloir voir. C’est ça le plus vertigineux : si ton fil est rempli de détresse, de clashs, de violences – c’est peut-être parce que ton regard s’y est attardé trop souvent. Ton FYP nous dit plus sur toi que ce que tu veux bien nous laisser voir. Ce n’est pas qu’un monstre technologique. C’est un miroir. Un miroir qui te connaît mieux que toi-même.

Mais ce quelqu’un, ce n’est jamais « le Sénégalais ». Ce n’est pas une abstraction maléfique qui nous hante depuis les ténèbres. Ce quelqu’un, c’est toi, c’est moi, c’est nous. C’est notre doigt qui commente. Notre silence aussi, parfois. Notre façon de détourner les yeux. Et aussi un peu beaucoup de notre hypocrisie quand on s’écrie ensuite : « mais c’est horrible ce qu’elle vit ».

Je le redis : je n’ai pas vu l’émission en entier. Je ne sais pas tout. Mais je sais que la violence qu’elle a subi qui l’a fait craquer n’est pas qu’un fait divers, c’est un fait social.

S’indigner ne suffit pas… à part pour le sentiment d’absolution. Ceci existe parce que nous avons laissé faire.

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