Deffalu ma dara
Je suis seul au volant. L’écran lumineux du véhicule affiche 00 :05.
La voix de Aretha Franklin envahit l’habitacle pendant que mon esprit vagabonde au loin. Ma journée a été longue et éprouvante. Comme c’est le cas depuis quelques mois. Je rentre à la maison à des heures impossibles l’esprit torturé. Complètement. Comment vais-je m’en sortir ? Les factures s’accumulent, les unes sur les autres, les échéances se succèdent, aucune rentrée d’argent conséquente pour me permettre de voir venir. Mes collaborateurs partent les uns après les autres, pour un salaire régulier, …
J’ai monté cette entreprise il y a un deux ans, quittant un travail avec un salaire respectable dans lequel je ne m’épanouissais plus. Ce projet, je l’ai muri pendant cinq ans. Le business plan je l’ai fait et refait une bonne dizaine de fois. Des économies, j’en avais pour 6 mois. Ce devait être largement suffisant pour faire face. Rien ne s’est passé comme prévu. Aujourd’hui, chaque semaine passée est une victoire en soi.
Je travaille comme une bête de somme. Les jours fériés comme les week-ends. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai dormi une nuit entière. Il y a un an nous avons dû déménager en banlieue proche pour maitriser au moins nos charges mensuelles. Je ne pouvais plus payer le loyer de la maison à Dakar. C’est vrai, il y a eu l’arrivée du bébé. On ne l’attendait pas celle-là. Après deux enfants, nous avions décidé de nous en arrêter là. En pensant aux implications que représentait cette nouvelle bouche à nourrir, j’ai reproché à ma femme de ne pas avoir pris ses précautions. J’ai regretté cette phrase, aussitôt l’avoir sortie. Et encore plus, quand j’ai entendu sa réponse : « de toutes les façons ma yor sama bopp, defalloo nu dara. (De toutes les façons, je me gère toute seule, tu ne fais rien pour nous) »
Et pourtant, « Da maa mësë am jom », mes parents, la société m’ont toujours appris qu’il me revenait à moi en tant qu’homme de subvenir à l’ensemble des besoins de ma famille. Je n’ai jamais dérogé à cette règle. Il devient de plus en plus difficile pour moi de respecter ce principe de vie. Au-delà des préoccupations professionnelles qui me minent, ce point me ronge.
Ma femme n’a jamais eu besoin de participer aux dépenses domestiques. Tous les 28 du mois, je lui remettais le montant global mensuel qui devait servir à cela. Depuis plus de 6 mois maintenant, je le fais au jour le jour ou à la semaine ou pas du tout. Tout dépend des jours et des rentrées d’argent.
Nos prises de bec ont commencé à être plus fréquentes. Je ne supportais pas de voir un sac de riz à la maison que j’étais certain de pas avoir acheté. Elle ne supportait plus que je rationne les achats de cette manière et que je surveille les dépenses domestiques au franc près.
Il y a un mois environ ma mère m’a appelé pour me demander si tout se passait bien à la maison : «
- Allô Baba ! Mba yaa ngi si jàmm ? (Allô Baba ! Tu vas bien ?)
- Maa ngi si jàmm kay Yaay (je vais bien maman)
- Dama la geej dégg (je n’ai plus de tes nouvelles depuis un moment)
- Yaay baal ma de, nekk si ligéey bi rekk (J’en suis désolé maman, je n’arrête pas de travailler)
- Ligéey boobu sax laa la doon doyye ( je t’appelais à propos de ce travail)
- Si naka noonu ? ( je ne comprends pas ?)
- Aaaah Baba, sa lii kat dafa mel na doxul. Bi nga si nekkee ba tey dara sóttiwul. Yaakaaro ni da nga war dem wuuti ligéey bu baax ndax nga am lo yoore sa njaboot. Boroom kër moomul weer dé, mu bees ay loxoom njabootam. Da nga takk doomu jambur, muy sa nawlé nga war koo yor! (Aaaah Baba, j’ai comme l’impression que ton truc-là ne marche pas vraiment. Depuis le temps que tu es dessus, il n’y a toujours pas de résultat. Tu ne penses pas que tu devrais aller te trouver un vrai travail ? Qui puisse te permettre de prendre en charge ta famille. Il n’appartient pas à un chef de famille de se présenter, tous les mois devant sa famille, les mains vides. Tu as épousé une fille de bonne famille, du même statut social que toi, et tu te dois de l’entretenir.)
- Ay Yaay, yow itam ! (maman, toi aussi !)
- Deet ! damay bañ ku la reetaan rekk. Mënoo nekk sa kër sa jabar yor la ! Loolu gor moomu ko ! (Non ! Je ne veux pas que tu sois la risée de tout le monde. Tu ne peux pas être chef de famille en étant entretenu par ta femme. Ce n’est pas fait pour un homme noble)
- Dégg naa la Yaay (Je t’ai entendue, maman)
- Waa kañ nga may seet si ? (Quand vas-tu passer me voir ?)
- Di na fa ñëw dimanche (je passerai ce dimanche)
- Di na la xaar. (je t’attendrai) »
Cet appel m’a laissé un goût amer, très amer. Elle avait raison d’une part mais d’autre part cela me montrait à quel point personne ne croyait en mon projet. Mes parents comme ceux de tant d’autres ont été formatés à ce que leurs enfants soient intégrés dans le système. Il est impératif d’entrer dans le moule, de rester dans les rangs : finir ses études, chercher un travail, trouver un stage, travailler assez fort pour obtenir son premier CDD, faire en sorte que ce CDD devienne un CDI, se marier dès que c’est fait ou avant, travailler fort pour gravir les échelons, devenir cadre, devenir directeur de son département et si on est vraiment chanceux, finir DG de la société et prendre sa retraite. Les secteurs prioritaires pour les parents et la société sont : l’administration, les banques, les industries, le système des nations unies. Plus l’entreprise est « grosse » mieux c’est.
Le fait de vouloir en sortir ne recevait l’approbation de personne et créait plus de confusion qu’autre chose dans le modèle de pensée pré-établi de nos parents. Pas seulement de nos parents d’ailleurs, la plupart de mes amis me considérait comme étant parfaitement inconscient pour les plus bienveillants ou complètement fous pour les moins sympathiques d’entre eux.
Je trouverai ce soir une maison vide en rentrant.
Ma femme est partie. Partie avec les enfants. Définitivement. Ses parents sont venus la chercher après une énième dispute. Ai-je été surpris ? Pas vraiment !
Mes parents ont tenté la conciliation jusqu’au jour où ma femme leur a dit : « Je suis fatiguée ! Il ne veut pas se trouver un vrai travail. Se contentant de me dire tous les jours ça va aller. Quand est ce qu’il prévoit que cela aille ? Quand on a une épouse et des enfants, on ne peut pas se permettre de démissionner de son travail du jour au lendemain pour lancer une start-up, à moins d’être totalement inconscient. Depuis lors, du def dara si kër gi (il n’apporte rien – au sens financier du terme – dans la maison). Man maa yor sama bopp, yor ko, yor samay dóom (Je prends en charge lui, les enfants et moi). Il se contente de porter son sac tous les matins et de rentrer tous les soirs bredouille. ». A la fin mon père s’est retourné vers moi. Et dans ses yeux, j’y ai lu la déception profonde, j’y ai lu toutes ces choses que jamais je n’aurai pensé voir dans ses yeux, un jour.
Il a répondu à ma femme : « Dans notre société, il est du ressort exclusif de l’homme de prendre en charge sa famille. Quand il faillit à cette mission, la femme a le loisir de demander à s’en aller, si elle ne peut pas l’aider à franchir cette étape. Aucun parent ne donne sa fille en mariage à quelqu’un qui n’est pas en mesure de la prendre en charge, moi y compris. Je ne peux pas te demander de rester dans ces conditions, je ne dirai pas non plus à mon fils de te libérer. Baba, je ne pensais pas que tu me décevrais un jour, je ne t’ai pas élevé comme cela ». Cela a sonné la fin de mon couple. Ma femme ayant reçu l’onction paternelle.
Ce soir, je rentrerai dans une maison vide, totalement vide. Mes enfants me manquent, ma femme me manque. Je suis tenté d’accepter cette proposition reçue récemment que j’avais laissé dans ma boite email. Je crois en moi, je crois en mon projet. Je suis seul à y croire.
Dans une société comme la nôtre, que vais-je devoir encore « sacrifier » pour y arriver ?
PS: Si vous n’avez lu aucune des autres petites chroniques, vous pourrez vous rattraper ici:
1. Chronique des petites violences ordinaires (1)
2. Chronique des petites violences ordinaires (2)
3. Chronique des petites violences ordinaires (3)
PS2: la levée de fonds continue, toujours et c’est par ici, que cela se passe