« … Et maintenant, passons à la rubrique nécrologique, (jingle religieux), Mme Awa Dia Sow, épouse du défunt, M. Amadou Sow, Père du défunt, Mme Coumba Ly Sow, Mère du défunt, M. Doudou Sow et son épouse, frère du défunt, Mme Khady Sow Wane et son époux sœur du défunt, M. Ahmed Baba Sow et son épouse, frère du défunt, Mme Couro Sow Ly et son époux sœur du défunt, les familles Sow, Dia, Wane, Ly ont la profonde douleur de vous faire part du décès de leur mari, fils, frère, beau-frère M. Demba Sow, survenu hier à Dakar, l’enterrement a eu lieu dans la journée, les condoléances sont reçues à la demeure familiale au xxx, liberté 6. La famille informe qu’il n’y aura ni Cérémonie du 3ème jour ni cérémonie du 8eme jour, …».
Voilà comment j’ai appris la mort de Demba, de manière banale à la radio, un matin sur le chemin de l’école avec les enfants. 5 ans de vie commune, 15 ans de compagnonnage, enterrés par un faire-part de décès, appris complètement par hasard. Fatiguée des chamailleries entre les enfants à propos de la chanson à écouter, j’avais décidé de mettre la radio, d’habitude, je ne l’écoute jamais.
Personne n’a pensé à m’en informer, faut dire que leur ressentiment est profond. Jamais ils n’ont voulu de cette union. De moi, la griotte avec leur fils descendant de Torodo, jamais ils n’en n’ont voulu, ils l’ont marié à une de ses cousines. Nous avons dû nous résoudre à nous marier en cachette sans l’aval de ses parents et dans la plus grande discrétion. Il n’était plus question pour nous de vivre dans le pêché. Il ne pouvait pas non plus l’assumer devant sa famille au vu et au su de tous. Ils l’auraient renié et cela jamais il ne s’y est résolu, il était l’ainé, le fils, le successeur, celui qui devait montrer le bon chemin, le légataire de la tradition.
J’étais son seytané, comme ils me nommaient au début, celle dont il n’aurait jamais dû tomber amoureux, celle qui a mis à l’eau, la vie qui lui avait été tracée depuis la naissance. Combien de fois nous sommes nous séparées, moi, affirmant que je ne voulais pas de quelqu’un dont la famille se croyait mieux que la mienne. Lui me disant que jamais cela ne sera possible entre nous. J’ai rencontré d’autres hommes et lui d’autres femmes mais inexorablement nous nous retrouvions, quand nous ne trouvions pas ce que nous cherchions chez ces autres, sachant que tout ce que nous voulions était chez celui que nous avions quitté.
Je viens d’une famille ouverte, chez laquelle les castes n’ont jamais été un problème. La question ne s’étant jamais posée, je n’avais pas besoin de me battre contre les mêmes démons que les siens, je n’avais pas la pression sociale de trouver quelqu’unde mon rang ou de ma catégorie socio-professionnelle traditionnelle. Cela n’intéressait personne chez moi. La seule obligation que nous mettait mon père était qu’il soit de la même religion que nous. Vous imaginez mon désarroi quand rencontrant l’amour pour la première fois, celui avec qui je veux passer ma vie, que je reçoive une fin de non-recevoir sous prétexte que je suis issue d’une famille de griot. Mon rang venait de m’être jeté à la figure du jour au lendemain anéantissant tous les efforts de mes parents pour gommer ce type de clivage de notre vie de tous les jours. J’étais devenue celle qui ne méritait pas de partager la vie d’un si noble descendant. J’étais d’une caste inférieure.
Je suis submergée par les souvenirs et la douleur…
Nous nous sommes mariés un mardi matin, fait totalement inhabituel dans notre société, avec la seule présence d’un de ses oncles lointains et de son cousin, sous l’œil désapprobateur de ma famille. Ils n’étaient pas d’accord, ne comprenant pas comment je pouvais choisir cette vie. La vie d’une maitresse, religieusement reconnue.
Il se mariait en grande pompe à la fin de cette même semaine avec celle que sa famille avait choisi pour lui, avec son consentement.
Notre vie durant les cinq années qui ont suivi s’est résumée à des rencontres éphémères, des passages en coup de vent et des dates de retour de mission décalées d’un jour ou deux. Nous profitions de chacun des instants qui nous était offerts et je m’étais faite à cette vie, celle que j’avais choisi par amour, pou
r lui. Petit à petit, mes proches se sont éloignés de moi, ma famille qui me regardait de travers et mes amies qui ne me comprenaient pas. J’en ai entendu des vertes et des pas mûres sur mon choix. J’ai tenu bon…
J’ai réussi à déposer les enfants à l’école sans casse. Ils ont dû sentir quelque chose ils sont devenus anormalement calmes. Je me suis effondrée dès qu’ils ont eu le dos tourné. J’ai pleuré pour ma perte, j’ai pleuré pour mon amour perdu, j’ai pleuré pour mes enfants, j’ai pleuré pour n’avoir pas été à ses côtés, j’ai pleuré de n’avoir pas pu le voir une dernière fois, j’ai pleuré de peine et de rage.
Je ne sais pas de quoi il est mort, je ne sais pas comment il est mort, je n’étais pas là, il est parti à jamais pendant qu’il était loin de moi. Il est parti en me laissant le fardeau de notre secret, il est parti en me laissant seule face à l’hostilité de cette société, il n’est plus là pour me protéger. Je suis seule désormais pour faire face. Je compose le numéro de mon père, il décroche à la première sonnerie. J’ai éclaté en sanglot. Je ne sais par quel miracle nous avons pu communiquer, je ne me souviens que d’une chose lui avoir dit « Demba est mort, papa. Demba est mort et enterré. Je vais mourir aussi. » Malgré, son ressentiment, malgré sa colère, il m’a retrouvée devant l’école des enfants, toujours en pleurs, et m’a ramenée chez moi.
Qui appeler ? Ou aller ? Que faire ? Je vais devoir affronter la réalité à un moment ou à un autre. Me réfugier dans ma chambre ne règlera pas la situation. Mon père a appelé ma mère, qui, à son tour, a appelé mes frères et sœurs. Tous ceux qui vivent ici sont en ce moment réuni dans mon salon, prenant à ma place des décisions qui impacteront mon avenir et celui de mes enfants. Je décide de les rejoindre malgré ma douleur. Je vais devoir être forte pour la plus grande épreuve de ma vie, affronter sa mort et le regard de la société. Ma mère attaque direct « ton père va appeler son oncle pour l’avertir que nous serons à la maison mortuaire cet après-midi. Diabaram nga si farata yalla ak sunnass Mouhamed (Devant Dieu tu es son épouse légitime), quoiqu’ils en pensent », je l’écoute sans l’entendre, mon grand-frère n’est pas d’accord, un débat s’installe, devrai-je y aller ou pas ? Se rendent-ils compte que je suis la principale concernée ? Que jusqu’à ce matin, ils s’étaient tous désengagés de mon mariage. Je n’ai pas la force de leur répondre, je décide de quitter la pièce. Ils ne se sont pas rendus compte de mon départ, trop occupés à se battre pour une réhabilitation, aux yeux de la société, que je n’ai pas demandé. Se rendent-ils seulement compte que je n’en ai rien à faire d’y aller ou pas. Qu’être reconnue par sa famille ne le fera pas revenir, que m’asseoir au milieu de leur demeure familiale comme épouse légitime ne me fera plus me blottir dans ses bras. Que recevoir les condoléances de ses proches ne me fera plus jamais voir les enfants lui sauter dessus dès qu’il franchissait la porte. Que recevoir une part de l’héritage pour les enfants ne les rendra jamais assez nobles à leurs yeux. Et pourtant ce sont les seuls qu’il laisse derrière lui. Je décide de prier 2 rakkas et retourne les trouver au salon. Ils ne s’étaient même pas rendus compte que j’étais sortie, ils sont tirés de leurs discussions quand ils entendent ma voix m’adressant à mon père : « Papa, peux-tu m’emmener au cimetière s’il te plait, je dois ensuite aller chercher les enfants à l’école ». « J’irai les chercher » rétorque ma sœur. Je réponds fermement que non, je ne laisserai à personne le soin de leur dire. Ils l’entendront de ma bouche ou ne l’entendront pas. Je ne leur laisse pas le temps de réfléchir, je précède mon père vers la sortie et prend mes clés de voiture. Nous restons silencieux tout le long du trajet, je ne pleure plus, je n’en ai pas la force. Je fixe la route droitdevant moi et reste accrochée à mon chapelet.
Cimetière de Yoff… Tout ce qui reste de lui est enterré ici, enroulé dans 7 mètres de percale blanc. Son visage et son corps,ses succès et ses échecs, ses joies et ses peines, son rang social et son appartenance ethnique. Tous enroulés dans 7 mètres de percale blanc et enfouis 6 pieds sous terre. En ce lieu, il n’y a ni homme ni femme, ni caste, ni classe, ni riche, ni pauvre, tous logés à la même enseigne… 6 pieds sous terre. Le gardien du cimetière nous indique sa tombe, et nous nous y rendons. La terre retournée n’est pas encore sèche. Le monticule formé résiste encore au caprice du vent. Je me laisse tomber, à même le sol. Je veux être le plus proche de lui à cet instant… Physiquement… C’est un cauchemar, un horrible cauchemar… Je sens mon père me tirer par le bras au bout d’un moment, « on y va, c’est bientôt l’heure de sortie des enfants ».
Comment dire à des enfants de 4 ans et 2 ans que leur père est mort ? Je suis désemparée en face d’eux, de leur bonne humeur et de leur joie de vivre sur le chemin du retour à la maison. Je n’ai pas la force de leur dire. Que leur dirai-je d’ailleurs ? Ils n’ont aucune idée de ce qu’est la mort. J’essaie d’expliquer, une fois tous arrivés, de manière maladroite que désormais nous serons seuls tous les 3, que papa est parti pour un long voyage et qu’il ne reviendra pas que je suis triste mais que je serai toujours là pour eux, que papa de là où il est nous aime toujours. Ce n’est certainement pas sorti dans cet ordre ni aussi bien, je ne suis pas sûre qu’ils ont compris. Je les ai serré dans mes bras très fort, de peur qu’ils m’échappent, je ne maitrisais plus rien. Si Demba avait pu me laisser seule, tout le monde s’en irait à un moment ou à un autre…
Ma mère avait pris contact avec l’oncle de Demba, celui qui avait assisté au mariage, durant ma visite au cimetière. Ils avaient convenu tous les deux que je me rendrai dès le lendemain à la maison mortuaire avec ma famille. Qu’il avait parlé à son cousin, le père de Demba… Que nous étions musulmans… Que j’étais sa femme… Que je me devais d’y être… Que Demba laissait deux enfants… Que le père de Demba ne voulait rien savoir… Que sa mère a dû intervenir… Que la famille de son officielle a menacé de se retirer si je venais… Qu’il s’était endormi devant la télé, il ne s’était jamais réveillé pour le déjeuner, le médecin urgentiste arrivé avec l’ambulance n’a pas réussi à le ranimer, et qu’il avait été déclaré mort à son arrivée à l’hôpital… Je n’entendais plus rien… Je voulais qu’ils s’en aillent, qu’ils sortent de chez moi et me laissent seule. De toutes les façons je n’irai pas là-bas.Je suis retournée retrouver les enfants dans ma chambre, regardant un dessin animé. Ils étaient baignés et avaient mangé, j’étais reconnaissante envers leur nounou qui avait pris soin d’eux. Je refermais la porte de ma chambre et montais sur le lit avec eux. Nous nous sommes endormis ainsi tous les 3. Je me suis réveillée ankylosée vers 2h du matin, les enfants, eux dormaient. J’ai aperçu mon père endormi sur canapé du salon en allant chercher de l’eau. Il n’y avait plus personne. Je suis allée lui chercher une couverture et un oreiller dans la chambre d’amis.
J’achevais cette nuit entre pleurs et prières… Plus résolue que jamais à ne pas me plier au dictat de la société, cette même société qui m’a rejetée. Cette même société qui nous a refusé le bonheur au grand jour et nous a condamné à vivre cachés. C’est devant cette société qu’aujourd’hui on souhaite m’exhiber comme un butin de guerre. Nous avions choisi de vivre en marge de son regard, même si nous en avons soufferts. Ce ne sera pas aujourd’hui que cela va changer.
La sonnette de l’entrée m’a tirée de mon sommeil, 6h02 sur le réveil de la table de chevet. Qui cela pouvait-il être à cette heure ? Mon père m’a précédée à la porte et tombe nez à nez devant une femme d’âge mûr. Grande et mince, très claire. Vêtue d’une robe brodée blanche avec un grand châle sur la tête et un chapelet à la main, les yeux rouges et enflés,de trop de pleurs et pas assez de sommeil. J’ai su qui elle était avant même que mon père ne lui pose la question. « Laisse la entrer papa, c’est la mère de Demba »
La vie dans la prison mentale que construit avec joie la societe autour de toi…merci encore…
Merci à toi …
Merci de nous faire vivre de vraies réalités ! Happy day
Captivant!Ma fille a gagné quelques minutes de sommeil il fallait que je lise tout…lol
Très belle plume.Merci et bonne continuation