Elle entre dans l’appartement sous le regard incrédule de mon père et s’arrête dans le vestibule ne sachant où aller. J’entre dans le salon où je l’invite à me suivre et lui indique un fauteuil. Elle y prend place et je m’installe en face d’elle. Le silence devient pesant. Mon père a préféré se réfugier dans la cuisine. Je sens l’odeur du café.
Coumba Ly Sow, dans mon salon !
La mort de Demba était la seule chose capable de faire se produire un tel événement. N’était-elle pas celle qui disait dans un passé récent « tant que je serai en vie, je ne partagerai pas la même pièce avec cette griotte, à plus forte raison des liens de parenté. Nous n’avons qu’un seul rapport avec des gens comme elles, leur donner de l’argent quand ils chantent nos louanges » Qu’est ce qui a bien pu lui faire changer d’avis ? Ah oui, Demba était mort ! Son tout ! Le silence dans la pièce est assourdissant. Seul le ronronnement apaisant de la machine à café dans la cuisine, le brise.
J’ai beau être tendue et sur mes gardes, je ne peux m’empêcher de voir la grande ressemblance entre elle et son fils. Il était sa version masculine. Tout en elle me rappelait Demba. Ses yeux, ses lèvres, ses mains, sa manière de se tenir droite… Je n’arrivais pas à détacher mon regard d’elle. Je revoyais Demba, un flot de souvenirs m’envahissait. Cette première rencontre… Ce premier baiser… Notre départ catastrophe à la clinique pour la naissance de notre aîné, j’avais perdu les eaux à la maison. Lui, changeant les couches des enfants… Faisant les couettes à la petite dernière. L’annonce de ma deuxième grossesse, 5 mois après mon accouchement. Les messages à 3 h du matin, les fous rire rien qu’en se regardant. Je n’ai pas senti mes larmes couler et pourtant je souriais. Mon masque est entrain de craquer et mes nerfs me lâchent. Je pleure. J’essaie de me recomposer une mine tant bien que mal. Elle a dû sentir mes yeux posés sur elle ou a-t-elle entendu mes pleurs, nos regards se croisent. Elle est digne et froide dans sa douleur. Elle se décide enfin à prendre la parole.
Elle a un sourire mi-triste, mi-amer : « Tu dois te demander ce que je fais chez toi… Tu t’en doutes déjà de toutes les façons. Je suis au courant de ton union avec Demba depuis le premier jour. J’ai préféré fermer les yeux et ne pas la voir. Sa voix s’insinue en moi… J’étais au courant… J’ai refusé de l’accepter. Demba ne pouvait pas me faire un tel affront en face, il a préféré me le cacher, je ne sais pas ce qui est pire. Tu es mère comme moi, non ? (Elle n’attendait aucune réponse de ma part). A quel moment ton enfant se rend-il compte qu’il ne peut plus compter sur toi ? N’est-on pas parent pour leur garantir d’être là en toute circonstance. Je n’ai pas su être là pour lui, j’ai abandonné mon enfant. Je l’ai sacrifié allègrement, en mon âme et conscience, pour rester dans le moule de cette société. Pour moi, il a toujours été normal qu’un enfant obéisse à ses parents quoiqu’il advienne, qu’il fasse ce qu’on attend de lui sans poser de question. Demba a toujours posé des questions. Il a toujours tout remis en cause. Même avec ses sœurs, il ne comprenait pas pourquoi les tâches domestiques leur étaient dévolues exclusivement, pendant qu’eux pouvaient aller jouer au foot en toute impunité. Il faisait la vaisselle à leur place et a reçu une fois une raclée mémorable le jour où son père l’a trouvé entrain de piler le « nokoss » pendant que sa sœur faisait la cuisine. Sa voix se brise sur ses mots… Demba a toujours voulu s’affranchir et sortir du moule. On ne se rebelle pas contre ses parents, On ne se rebelle pas contre la société. Quelle leçon a-t-il voulu donner ? Les enfants, nos enfants, sont les seuls à pâtir de cette rébellion. Ne dit-on pas qu’ils sont des œufs et nous des cailloux ? Ils se cassent inéluctablement à notre contact, pour peu que ce contact soit rude. Ils ne peuvent sortir gagnants d’une épreuve de force contre nous, en aucune manière. On ne se rebelle pas contre la société, elle vous broie. Votre couple en est la preuve vivante. Si nous en sommes là aujourd’hui c’est à cause de votre égoïsme que vous avez renommé liberté et de votre soi-disant émancipation. Voilà où cela nous mène aujourd’hui. Vous croyez que vos enfants seront libres, qu’ils auront le choix. Vous n’avez pensé qu’à vous. Vous avez été égoïstes sur toute la ligne. Quoique vous puissiez penser de nous et de notre attitude. Vos enfants n’auront pas plus de liberté que vous, que nous. Pire, ils n’appartiendront à aucun bord et seront rejetés partout que je les accepte ou pas. Vous n’auriez pas trouvé meilleure manière de les mettre au ban de la société, bokkou gnou fenn !
Allah a décidé que ce sont mes petits-enfants envers et contre tout, je ne peux pas ne pas accepter le sang de mon sang, je ne peux pas ne pas accepter le choix de mon fils, même si tout mon être le rejette.
Moi, comme toi, comme lui six pieds sous terre, sommes des purs produits de cette société dans laquelle nous évoluons, à a différence de vous deux, nous avons choisi d’accepter cet état de fait, nous perpétuons la tradition et savons qui nous sommes et d’où nous venons. J’ai été élevée dans l’idée que les gens se mariaient avec leurs pairs et toujours en respectant le choix de leurs parents. Certes, nous ne sommes plus à l’époque où c’est ton père qui te mariait contre ton gré, mais le dernier mot jusqu’à nos jours nous revient… Je ne me cherche aucune excuse, je ne cherche pas ton pardon non plus, ça tu l’as déjà compris. Tu souffres tout autant que moi, tu as aimé mon fils plus que toi-même et j’ai du respect pour cela. Tu as accepté l’inacceptable, et à compter de ce jour, tu seras jeté en pâture. Les gens décortiqueront tes faits et gestes tu seras le sujet de tous les commérages pour avoir accepté de t’être mariée de cette manière. L’ironie dans tout cela c’est que j’ai du respect pour ta force de caractère et la capacité que tu as eu pour accepter et transcender tout cela. Je suis certes la mère de Demba mais tu es la femme qu’il a choisie envers et contre tout et je comprends mieux pourquoi. Je crois sincèrement que tu es la seule personne auprès de laquelle il a été heureux et auprès de qui il a toujours su être lui. En face de moi, il devait être le fils aimant, pour ne pas me blesser. En face de son père il était le fils ainé et aux yeux de la société il était l’héritier, le fils parfait, celui qui était donné en exemple à tous les autres.
Si tu souhaites être auprès de nous ces jours-ci, la maison t’est ouverte, l’accueil ne sera certainement pas chaleureux, mais là-bas est ta place, du moins en ces moments… »
Je ne l’avais pas interrompu une seule fois, durant toute sa diatribe, pourrai-je donner un autre nom à ce qui venait de se passer. Le café que mon père était venu nous déposer avait refroidi depuis longtemps. Je suis restée silencieuse un long moment avant de lui dire, toute envie de pleurer m’ayant quitté après ses mots : « Néné, permets-moi de t’appeler ainsi en la mémoire de Demba, j’ai entendu tout ce que tu viens de dire. J’en prends bonne note. Aujourd’hui n’est pas un jour de conflit. Aujourd’hui et les 4 mois à venir sont pour moi que recueillement et prières. Je vais me concentrer sur moi et sur mes enfants. Je ne te demande pas de m’aimer ou même de m’accepter ça ne m’a jamais intéressée en réalité. Je comprends parfaitement que nous ne puissions pas nous apprécier pour tout un tas de raison, ici, la raison est évidente. Je n’attends absolument rien de vous tous. Demba s’est déjà occupé de tout cela. Nous savions qu’un jour ou l’autre nous serions confrontés à la mort. Existe-t-il une autre vérité plus inéluctable que cette dernière. Néné, je ne serai pas à la maison familiale avec vous. Si vous n’avez pas accepté mon union avec votre fils de son vivant, ce n’est pas à sa mort que vous la célébrerez. Je respecte votre choix, votre position, votre mode de vie, votre manière de penser, considérez que je suis morte pour vous en même temps que Demba. Si vous le souhaitez les enfants feront partie de vos vies ou pas. Dites-moi juste ce que vous aurez décidé en ce sens. Merci Néné d’être passée me voir, je dois me préparer pour retourner au cimetière. »
Une petite voix m’interrompt : « maman c’est qui ? », nous nous regardons tous les trois et je lui réponds : « personne, pour le moment, mon chéri»
Elle est partie. Son passage m’a profondément remuée, et ébranlée mes convictions. Je n’irai pas dans la maison mortuaire c’est certain. Mon fils se réfugie dans mes bras, en pleurs « je veux mon papa »,. En mon for intérieur, je le veux aussi mon chéri…
4 mois ont passé depuis ce fameux jour où la mère de Demba est venue nous réveiller. Dans 10 jours je sortirai de la période de viduité que j’ai accompli. J’espère que toutes les prières formulées à son endroit lui serviront là où il se trouve. Je les ai puisées au fond de mon cœur. J’ai décidé de fermer mon cœur au ressentiment. Une nouvelle page de ma vie s’ouvre, sans Demba mais avec nos enfants. Les ressentiments ne servent à rien. Je devrai apprendre à composer avec leurs grands-parents paternels s’ils en décident ainsi. J’ai perdu l’amour de ma vie. Et une mère a perdu son fils aîné. Quoiqu’on en dise notre amour a été plus fort que les conventions sociales à sa manière. Nous avons certes vécu cachés mais nous avons vécu heureux. Nous avons deux beaux enfants et je continuerai à les élever seule. Ces enfants sont les premiers d’une nouvelle caste, une nouvelle lignée, moitié prince, moitié griots. Rires, si Dieu me prête longue vie, ils n’auront aucune idée de ces stratifications de la société si ce n’est à titre de culture générale
Ce matin est un jour spécial, nous avons rendez-vous chez le notaire pour l’ouverture du testament de Demba. Sa mère m’a appelée hier pour m’en informer, le notaire l’avait déjà fait. Je sais déjà à quoi m’attendre. Il avait tout prévu depuis que nous avons décidé de nous marier envers et contre tout. Il révisait son testament une fois par an. Je trouvais cela particulièrement glauque. Je l’en remercie aujourd’hui.
Nous sommes dans le bureau du notaire. Autour de la table sont réunis, sa mère, son père, une partie de ses frères et sœurs, son autre femme et ses parents, mon père et moi. C’est la première fois que nous sommes tous réunis autour d’une table. Le notaire entre et s’installe après nous avoir tous salué. Ma belle-famille et ma co-épouse me regardent de travers. Tous les regards sont braqués sur moi, surtout après la poignée de main chaleureuse du notaire, qui déclare en ces termes : « mesdames et messieurs, nous sommes aujourd’hui réunis pour la lecture du testament de monsieur Demba Mohamed Sow, tous les légataires recevront à la fin de la lecture une copie dudit testament »
L’an deux mille dix-sept
Le vingt-huit avril
Par-devant Maître Dieynaba Cissé, notaire à Dakar
En présence de Monsieur Abdou Ndiaye, entrepreneur, demeurant au xxx, de la rue Faidherbe à Dakar et Monsieur Khadim Gaye, commercial, demeurant au 137 parcelles unités 15 témoins instrumentaires, choisis et appelés par le testateur, lesquels ont déclaré être majeurs, comprendre la langue française, jouissant de leurs droits civiques et civils, non parents ni alliés au degré prohibé par la loi, soit du testateur soit du notaire.
A comparu :
Monsieur Demba Mohamed Sow, né le 17/04/1975 à Dakar de nationalité sénégalaise, domicilié au xxx liberté VI, chef d’entreprise, lequel, tant sain de corps et d’esprit, ainsi qu’il est apparu au notaire et aux témoins par la manifestation claire et précise de ses volontés, a dicté à Maître Dieynaba Cissé, notaire soussigné, en présence des deux témoins susnommés, son testament ainsi qu’il suit :
Je soussigné(e) Demba Mohamed Sow souhaite qu’après mon décès les dispositions suivantes soient respectées :
- 1/3 de l’ensemble de mes biens revient à Ndeye Khady Mboup, née le 01/06/1980 à Dakar de nationalité sénégalaise, demeurant au xx au Point E.
- Les 2/3 restants seront quand à eux répartis selon les dispositions musulmanes en vigueur au Sénégal
- Mme Ndeye Khady Mboup est par la même occasion désignée administratrice de mes entreprises. Son nom figure déjà comme vous pourrez le constater sur l’ensemble des documents administratifs régissant mon activité professionnelle comme associée
Je révoque toutes les dispositions testamentaires antérieures à ce jour.
Maître Dieynaba Cissé, notaire soussigné, a fait écrire le présent testament par Madame Aicha Sene clic de notaire, tel qu’il a été dicté par le testateur au fur et à mesure de la dictée, puis, Maître Dieynaba Cissé l’a lu au testateur qui a déclaré bien le comprendre, le trouver conforme à sa volonté et le confirmer, le tout en la présence continue des deux témoins.
Dont acte établi sur deux page(s).
Fait et passé à Dakar en l’étude du notaire soussigné, le vingt-huit avril de l’an deux mille dix-sept
Et après une nouvelle lecture du tout par Maître Dieynaba Cissé
Signature du testateur
Puis les deux témoins et le notaire ont signé, le tout en la présence réelle et simultanée des deux témoins.
Signatures des témoins et du notaire
Un silence de mort s’abat sur la pièce, entrecoupés par les sanglots de ma co-épouse…
le Mari ne pouvait mieux faire! C’est ce qu’on appelle l’amour pur et la gratitude! Merci du régal Zoubida! Na Allah khep doli!
Merci de me lire…
Triste et émouvant , g eu des pincements o coeur en lisant certains passages. Mashallah, captivant comme d’habitude. God bless ya Zoubi
Merci bella